Le dialogue pour construire une paix durable

Je participe, depuis le 3 septembre 2015, à Berlin à une Table ronde sur les processus de dialogue national émergents organisée par une fondation allemande - Fondation Berghof - avec le soutien du ministère allemand des affaires étrangères qui veut se doter d'une expérience pour une diplomatie de prévention et de précaution afin d'anticiper les conflits. Cette table ronde a regroupé des décideurs et experts européens (ouest et est), du moyen-orient et asiatiques. J'ai été invité, comme Monsieur Taher Masri, Président du Sénat de la Jordanie, à faire un exposé d'introduction de la plénière introductive (Keynote speaker) que j'ai intitulé "la dialogue pour construire une paix durable et le développement".
Le capital social du Mali actuel regorge de nombreux mécanismes de dialogue et de cogestion des espaces, de prévention et de régulation des crises liées à la cohabitation de divers groupes ethniques, de communautés culturelles, socioprofessionnels, etc. Mais des choix politiques et institutionnels faits depuis l’indépendance ont provoqué un affaiblissement de ces mécanismes, entrainant du coup une pérennisation des conflits non régulée pour l’accès aux ressources naturelles notamment. La conséquence est l’installation de crises répétitives qui sont à l’origine des instabilités qui empêchent tout développement.
1. Le dialogue a toujours été un ciment pour construire ou reconstruire le « vivre ensemble » entre des communautés maliennes :
Le Mali possède un « capital social » et un vaste patrimoine culturel de maintien du lien social, de prévention et de gestion des conflits. Ceci a permis d’assurer durablement « le vivre ensemble » entre des populations diverses aux coutumes variées. Ceci a aussi favorisé l’intégration de différentes communautés sur la base des complémentarités érigées en véritable valeur de société.
Le « sinanguya », appelé « la parenté à plaisanterie » par les européens, un des éléments de ce patrimoine bien connue dans tout le Sahel, est une modalité de gestion des rapports entre les différentes communautés ethniques et les catégories sociales et professionnelles. Il s’agit d’une forme de pacte de non agression fondée sur la plaisanterie et destiné à prévenir ou atténuer les antagonismes possibles dans la vie en commun.
La gestion consensuelle de l’installation d’un islam tolérant dans l’Empire du Ghana, l’élaboration de la Charte de « Kurukan Fuga » du Mandé, adoptée en 1236 et la cohabitation de plusieurs légitimités traditionnelles au sein des empires et des royaumes qui ont suivi sont autant d’exemples de tolérance, de respect des diversités et de bonne entente des croyances religieuses, des groupes ethniques et des corps socioprofessionnels.
Les différences et les divergences étaient « réguler » par de nombreux mécanismes sociaux efficaces, légitimes et inclusifs tels que la palabre, le « sinanguya », etc afin de maintenir la paix. Ces mécanismes de gouvernance avaient la capacité d’assurer une stabilité des institutions, une meilleure cohésion sociale, une entente autour de l’exploitation collective des ressources naturelles, la prévention et même l’anticipation dans le règlement des conflits.
Mais l’Etat-nation du Mali indépendant a ignoré ce capital social dans son ordonnancement juridique et institutionnel, tout en n’y faisant recours de nombreuses fois pour régler des conflits administratifs ou d’autres types de troubles sociaux politiques. Toutes les crises majeures de ces dernières années ont été atténuées grâce à la mobilisation des mécanismes traditionnels du dialogue, les porteurs de légitimités coutumières et religieuses et les communicateurs traditionnels.
2. La crise profonde de 2012 est révélatrice de la crise des mécanismes de régulations politico-institutionnelles, économiques et sociales :
En cinq décennies d’existence, le Mali a connu trois (3) républiques, trois (3) coups d’Etat militaires, suivis de trois (3) périodes d’exception et de quatre (4) rebellions armées dans sa partie nord. Lorsque est survenu la quatrième rébellion en janvier 2012, le pays découvre brutalement qu’il est dépourvu d’institutions capables de prévoir et de réagir face à des crises majeures, en dépit de tous les mécanismes légaux de gestion et des modalités de régulation prévues dans les lois et les règlements.
Au delà de la paralysie des institutions et de la non opérationnalité des mécanismes de régulation, cette crise a mis en évidence de nombreuses incohérences que le système de gestion publique a fini par perdre de vue :
un modèle d’Etat-Nation unitaire actuel qui a beaucoup de mal à accepter et à gérer la diversité humaine et territoriale qui caractérise le pays ;
des systèmes politiques passés et actuels (le parti unique et le modèle de démocratie représentative) qui ont beaucoup de difficultés pour donner de la légitimité aux institutions modernes et aux dirigeants ;
une administration publique qui reste toujours dans ses logiques d’autoritarisme, de clientélisme et d’unilatéralisme ;
des forces armées et de sécurité devenues partisanes depuis le coup d’Etat du 19 novembre 1968 et qui sont minées par le clanisme et la corruption ;
des politiques de développement « prêt à porter » qui ignorent la diversité des attentes des communautés et la spécificité des territoires ;
une jeunesse désespérée (les plus nombreux) que l’on veut continuer à gérer avec des institutions et des modalités construites pour une époque qui n’est pas le leur.
Les difficultés liées à ces incohérences ont fini par avoir raison de notre commun vouloir de « vivre ensemble » et nos valeurs en matière de dialogue social.
La pauvreté et l’affaiblissement des mécanismes intra et intercommunautaires de solidarité et le désespoir de la jeunesse a ouvert la voie à la montée des toutes les formes d’extrémisme violent remettant en cause l’ensemble des valeurs qui ont fondé la cohésion de la nation malienne.
Les pratiques politiques et administratives centralisées ont transporté les conflits communautaires sur le terrain des bureaucraties politiques et administratives. Les institutions endogènes de médiation et de régulation reposant sur un socle de valeurs éthiques et morales ont été dépossédées de leurs prérogatives dans le règlement et la résolution des conflits au profit de plusieurs autres acteurs que sont les associations nationales et internationales les projets, et les administrations techniques locaux.
3. Des initiatives innovantes de dialogue peuvent être des réponses pour reconstruire un nouveau contrat social :
Depuis plus de 15 ans, j’évolue dans une initiative régionale africaine qui s’appelle « Alliance pour Refonder la Gouvernance en Afrique » – ARGA – qui regroupe plusieurs types d’acteurs africains et non africains et qui a construit une vision, une approche et des outils pour la refondation de la gouvernance en vue de donner plus de légitimité aux institutions et à la décision publique.
Je parlerais tout d’abord de l’Assemblée Malienne des Citoyens (AMC) qui a été un processus pour mobiliser le socle commun de valeurs et d’engagement des populations maliennes afin de bâtir un projet collectif « Bâtir le Mali à partir des perspectives locales ». Ce processus a consisté à l’animation des espaces de dialogue sur les défis communs dans les différents espaces géoculturels du pays en vue de partager, de discuter et de mutualiser les diverses expériences. Elle a mobilisé plusieurs catégories d’acteurs que sont : les chefs religieux et coutumiers, les personnalités politiques, les responsables d’entreprises, les producteurs ruraux et urbains, les militants associatifs et syndicaux, les étudiants, les enseignants, les chercheurs, les artistes, les fonctionnaires. Les résultats que ce processus, non achevé en raison de manque de financement, ont permis d’atteindre sont : i) l’identification des valeurs, des défis et des engagements communs qui fondent le vivre ensemble des communautés maliennes ; ii) la mise en évidence des principales mutations que les populations attendent ; iii) et la construction consensuelle de perspectives communes pour un développement qui respectent la diversité géographique et socioprofessionnelle des situations et des points de vue des acteurs. La démarche a été ascendante (du local au national) parce que le niveau local constitue l’échelle le plus pertinent pour amorcer la mise en place d’une gouvernance légitime.
Ensuite j’évoquerais le « Forum multi-acteurs », une initiative pour échanger, apprendre et construire en mobilisant la diversité des acteurs qui a été conçu comme un espace de mutualisation des expériences et d’élaboration des consensus sur des sujets cruciaux pour le futur. Il ambitionne de renouveler la conception et les modalités de la gouvernance publique, à travers l’organisation de débats nationaux, régionaux et locaux inclusifs et prospectifs sur les grands défis de la nation.
Cette démarche s’articule en quatre (4) étapes :
a) Le recueil préalable des défis, des aspirations et des propositions des acteurs sur l’enjeu du dialogue, à travers la réalisation des regards croisés sur un thème ;
b) La systématisation des propositions qui émergent et leur croisement avec les défis et l’enjeu afin de produire les notes de discussion ;
c) La tenue de la rencontre du dialogue (national, régional ou local) avec la participation des acteurs impliqués ;
d) L’exploitation des propositions issues du dialogue national et leur prise en compte comme instrument de travail à travers des comités d’expertises dans le cadre du Commissariat au Développement Institutionnel (CDI) qui a dans chaque département ministériel des points focaux. L’organisation des sessions de formation sur la base des cahiers de propositions du FMA au sein des établissements publics tels que l’Ecole Nationale d’Administration (ENA) et le Centre de Formation des Collectivités Territoriales (CFCT).
4. Le dialogue doit être bâti sur des approches qui innovent :
Pour finir permettez moi d’évoquer une proposition d’approche innovante pour réussir une mise en dialogue qui construit la paix et la stabilité, les conditions nécessaires à tout développement. Les points d’attention qui soutiennent cette démarche sont :
  1. la mise des valeurs endogènes et des principes partagés au cœur du dialogue qui doit être pensé à partir de référentiels communs, connus et reconnus par les acteurs cibles. Les crises sont souvent le résultat d’une crise des valeurs, notamment morale et éthique, dont la remobilisation est une condition sine qua non d’une action publique de qualité et de sociétés apaisées construites sur de forts consensus en matière de gestion de l’espace public.
  2. partir de l’expérience des acteurs pour conduire le processus du dialogue. Il est important de partir des expériences (capital social) au niveau des différents acteurs issus de différents milieux socioprofessionnels et des différents échelons territoriaux pour faire émerger des propositions acceptées dans le cadre du processus du dialogue.
  3. articuler l’unité et la diversité dans l’animation du dialogue. L’évolution du monde démontre tout le jour que l’unité n’est pas antinomique de la reconnaissance de la diversité qui traverse le champ social et territorial. Bien au contraire, la participation de chaque individu, de chaque groupe aux constructions nationales dépend de la place que la collectivité accorde à l’affirmation et à l’épanouissement de son identité.
  4. partir du local, à travers une démarche ascendante dans l’animation du dialogue. Le niveau local est le niveau stratégique pour la reconstruction des règles du vivre ensemble. L’espace local offre la possibilité d’inventer et de mettre en application de nouveaux modes de gestion participatives et légitimes des ressources naturelles.
  5. penser la mise en œuvre du dialogue à travers le principe de l’inclusivité. Dans ce cas, l’ensemble des communautés doit pouvoir y prendre part, en mettant l’accent sur le genre, les minorités et toutes les couches sociales marginalisées.

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