La mauvaise gouvernance est la cause première de l’insécurité généralisée et persisante dans les pays du Sahel
En dépit des immenses progrès de l’humanité dans les domaines de la
science et des technologies, la pauvreté devient endémique et s’approfondie
dans les pays dit en développement. Le néo-libéralisme triomphant, bâti sur le
principe de la primauté du marché sur l’Etat dans les régulations économiques
et même sociales, a semblé triompher à l’échelle du monde. Mais les crises
liées aux aléas du climat, aux migrations dues à la paupérisation et à la multiplication
des conflits montrent les limites du modèle économique prôné par les
institutions qui gouvernent le monde. En Afrique et particulièrement dans les
pays du Sahel, les gestionnaires publiques sont de plus en plus désarmées face
à la dégradation continue des environnements politiques, institutionnels, naturels
et humains de leur territoire.
Pourtant, l’humanité n’a jamais accumulé autant de richesses et de
connaissances qui peuvent permettre de résoudre, dans la solidarité et en toute
responsabilité, les problèmes qui se posent aux personnes et aux nations. Malgré
tout, les continents, les pays et les communautés qui les composent évoluent à
grands pas vers la confrontation qui installe l’insécurité partout. D’autant
plus que les mécanismes de régulation prévus à échelle continentale et mondiale
(Union Africaine, Nations-Unies et autres…) sont devenus obsolètes par rapport
aux évolutions, tandis que l’on peine à inventer de nouveaux mécanismes plus
crédibles. Seuls les fabricants et les marchants d’armes semblent profiter de
cette situation de chaos et d’insécurité généralisée.
Dans les pays du Sahel, la pauvreté se généralise ; les conflits intra et intercommunautaires qui
en découle déversent sur les routes des flots de personnes déplacées qui
remplissent des camps de réfugiés aggravant du coup la précarité que
connaissent les communautés. Pire, l’accès des populations au service public
munimum (éducation, santé, eau et environnement sain) reste encore un défi qui
est loin d’être relevé en raison de la faiblesse et de l’inéfficacité des
Etats.
La compétition autour des ressources naturelles, notamment foncières,
s’accentue en raison des besoins croissant d’une population qui augmente et qui
s’urbanise dans le désordre. Les crises économiques et sociales qui en
résultent font, un peu partout, le lit de l’insécurité sur l’avenir des hommes,
des femmes et surtout des jeunes, détruisant ainsi le tissu social que les
assauts de la modernité ont déjà fragilisé.
Cette situation, aggravée par la quasi-absence d’alternatives politiques
crédibles et l’encadrement serré des autorités nationales par « la communauté
internationale », finie par décrédibiliser tout le leadership public dans les
pays.
Tout ceci révèle une crise profonde de l’action publique dans des Etats qui, depuis plus d’un demi-siècle, prétendent
être le cadre d’édification d’un destin commun pour les communautés dont
ils se méfient.
Les modèles d’administration instaurés aux indépendances ont prolongé les habitudes et
les attitudes paternalistes et prédatrices des administrations coloniales.
L’autoritarisme ou le clientélisme, source principale de la corruption, sont
demeurés les modes de gestion privilégiés des rapports entre les administrations
publiques et leurs administrés, qui ont beaucoup de mal à devenir des citoyens.
Les communautés rurales et urbaines de base ont, en
conséquence, développé une attitude ambiguë fait de soumission feinte et aussi de
méfiance vis-à-vis des Etats qui restent malgré tout des corps étrangers. Ces
ambiguïtés persistantes entre les administrations publiques et les communautés
de base sont le signe révélateur et le trait commun de la mauvaise qualité de la
gouvernance dans les pays sahéliens malgré leurs spécificités.
La refondation des Etats centralisés,
que la moindre expression de la diversité terrifient, est la seule voie qui
permettra de redéfinir les responsabilités et les nouvelles règles de
mobilisation des différents acteurs et leurs modes d’interaction. C'est dans
cette perspective que doivent s’inscrire les initiatives nationales et
internationales pour lutter contre toutes les formes d’insécurité. Cette
refondation demandera que les élites portent un nouveau regard sur leur pays et
partent du vécu et des engagements des populations et non des dogmes et normes
pseudo-universels.
Dans cette perspective, les
crises actuelles dans les pays doivent être perçues et vécues comme une opportunité
pour le changement. Il faut se rendre à l’évidence que les systèmes politiques,
institutionnels et économiques de gestion publique ont très peu évolués dans le
fond depuis la colonisation. Et, ils se fissurent et prennent de l’eau de toutes
parts. L’Etat et ses administrations sont, de plus en plus, dans l’incapacité de
gérer les territoires et de satisfaire les besoins des communautés qui y vivent.
Pire ses représentants et leurs pratiques sont à la source de beaucoup de
frustrations qui alimentent les révoltes, voire les rébellions.
Les crises multiformes actuelles dans
les pays du Sahel ne sont pas conjoncturelles mais structurelles. Il faut donc
oser le changement de « braquet ». D’où la refondation qui va demander
le courage de revisiter les fondations des constructions politiques,
institutionnelles et économiques en place. Toutes les réformes engagées dans ces
domaines par le passé ont buté sur le conservatisme des élites politiques et
administratives qui ont encore beaucoup de mal à se remettre en cause et surtout
à partir du vécu et non des dogmes. Les multiples et successives crises
prennent toujours racines dans les incohérences anciennes et nouvelles qu’il
est urgent de résorber.
Les réformes constitutionnelles
en préparation dans plusieurs des pays, si elles veulent s’attaquer à une vraie refondation, doivent courageusement ouvrir la « boîte noire » des Etats
centralisés et jacobins, les raisons de la panne généralisée s’y trouvent.
Pour le cas du Mali, c’est un
impératif, en raison de la complexité et la profondeur de la crise, d’accepter
qu’il est un pays pluriel du point de vue de ses territoires et de ses groupes
humains (communautés). Ne pas gérer cet état de fait, au prétexte de protéger
l’unité, c’est continuer à entretenir des frustrations qui sont à l’origine de toutes
les formes de rébellion. Il faut conjuguer l'unité et la diversité au lieu de les opposer. C’est la seule voie pour donner un support politique
qui rendrait possible l’approfondissement de la réforme de décentralisation à
travers la régionalisation et la mise en œuvre, dans la confiance, de l’accord
pour la paix et la réconciliation nationale pour bâtir un Mali uni, stable et
prospère.
Osons porter le débat sur nos
trajectoires politiques, institutionnelles et de développement jalonnées de
reformes superficielles et inachevées. Osons interroger le modèle politique et institutionnel
qui ne fonctionne pas ; parce qu’il ne nous accepte qu’à la condition
d’être nu, c’est à dire sans nos patrimoines communautaires et nos traditions,
qui pour les élites symbolisent le passé et la division. Il est plus que temps,
car si nous ne gérons pas nos différences dans le dialogue politique, certains d’entre
nous feront le choix d’imposer l’acceptation de leur différence par des armes
en prenant appui sur les frustrations réelles ou imaginaires des communautés.
Si nous nous contentons, cette fois
encore, d’un ravalement de façade, la prochaine crise, qu’à Dieu ne plaise, sera
plus dévastatrice et risquerait de mettre en péril l’unité de la vieille nation
plurielle que nous avons hérité et dont nous sommes toutes et tous très fiers.
Ousmane SY
Ancien Ministre
Commandeur de l’Ordre
National du Mali
Commentaires