Les réminiscences d’un confiné (2)

Thierno Bocar considérait le pouvoir comme une drogue puissante qui peut se révéler dangereuse entre des mains inexpérimentées. Il racontait à cet égard la parabole pleine d'humour « le trône et le garçon boucher » qui, hélas, n'a rien perdu de son actualité :
« Un jour, un volcan se mit à vomir du feu pour châtier les hommes de leur iniquité. Ce feu se répandit sur toute l'étendue d'un vaste pays, consuma tout et fit périr les derniers des hommes valeureux de ce royaume, ne laissant que quelques survivants.
Un ver bizarre et tout hérissé de poils, qui vivait jusqu'alors dans les entrailles de la terre, se trouva projeté sur le trône d'or du monarque, dans une salle du palais miraculeusement restée intacte. Atterrissant sur le trône royal, il y trouva une vilaine mouche de fosse d'aisances. La mouche dit au ver : « Coquin, vulgaire citoyen des souterrains obscurs, que viens-tu faire sur ce trône ? Va au large ou je te fais envoyer en pâture aux citoyens de la basse-cour ! ». Sans mot dire, le poilu cylindrique ondula vers la mouche ordurière. Puis, ramassant et repliant son corps sur lui-même, il lui dit : « Espèce de la plus basse origine, trop vite et trop haut placée en raison d'une calamité générale, tiens, voici pour ta morgue et ton insolence !». Et détendant son corps tel un ressort, il frappa d'un coup sec la mouche nauséabonde. Celle-ci, roulant sur elle-même et perdant l'usage de ses ailes, alla s'écraser contre un mur de la salle. Tout fier de son exploit, le ver se disposa pour s'installer le plus confortablement possible sur le trône.
Survint alors un gros chien noir, rescapé de la catastrophe. Fuyant les flammes et enragé par la peur, il sauta sur le trône, écrasant le ver sans même s'en apercevoir.
Sur ce, un misérable garçon boucher, échappé lui aussi de la tourmente, entra précipitamment dans la salle. Trouvant le chien juché sur le trône, il s'arma d'un grand bâton et, sans autre commentaire, le chassa à coups violents et redoublés. Furieux mais impuissant, le chien s'enfuit et courut à travers les rues de la ville en aboyant à tous vents, comme pour ameuter les survivants contre l'usurpateur.
Pendant ce temps, le garçon boucher, installé à son tour sur le trône, se mit à monologuer : « Vraiment, mieux vaut tard que pas du tout, se dit-il. Seule l'injustice humaine m'avait condamné à ma servile profession. Plutôt que de besogner comme un boucher, je me sens capable de gouverner le monde ! ». Ayant dit, il revêtit les effets royaux qui se trouvaient encore dans la salle et se saisit du sceptre de commandement. Les survivants, qui étaient venus s'amasser dans la cour du palais, virent apparaître le garçon boucher, somptueusement vêtu et brandissant le sceptre du commandement. Aussitôt ils se soumirent à lui, attentifs à ses ordres car, pensaient-ils, cet homme ne pouvait être que le nouveau roi envoyé par Dieu à leur pays dévasté .
Le nouveau roi se mit à donner des ordres. Hélas ! Il ne savait tenir que le langage des abattoirs. Aussi chacun de ses ordres était-il ponctué de cette phrase typique :  ceux qui me résisteront seront débités comme de la bidoche de première qualité. Cette parabole, ajoutait Tierno, est valable pour toi comme pour moi-même, ô Frère en Dieu. Elle nous enseigne beaucoup de choses. Elle nous avertit que tout le monde n'est pas bon pour n'importe quelle tâche. Les rôles sont partagés par la Providence intelligente. Quand l'occasion de jouer un rôle de chef advient à un homme à l'âme vulgaire, il ne sait qu'instaurer une dictature mégalomane. Au lieu de faire régner la paix pour tous, ce sera le commencement de la terreur sombre. Les fripouilles deviendront financiers et les canailles frapperont la monnaie. La morale tanguera dangereusement sur la mer en furie des passions déchaînées. ».

Amadou Hampaté Ba : Vie et enseignement de Thierno Bocar, le Sage de Bandiagara (page 180) Éditions Seuil 1980

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