Une interview sur la décentralisation au Mali et en Afrique

J’ai répondu ci-dessous aux questions de Emilie Leroux et de Justin Ducker Mambiki d’un trimestriel d'information et d'échanges du Programme Concerté Pluri-Acteurs (PCPA) de la République du Congo Brazzaville qui s’appelle « Alternatives Citoyennes » sur la décentralisation au Mali et en Afrique.
1. Quel rôle peuvent jouer les organisations de la société civile dans les processus de décentralisation ?
Après plusieurs décennies d'une gestion centralisée qui a montré toutes ses limites, les réformes de décentralisation dans nos pays ont pour ambition d’opérer une mutation profonde dans la manière de gérer les affaires publiques, donc d’élaborer et de mettre en œuvre les politiques publiques. Perçue de cette façon, il est évident que cette réforme ne saurait se concevoir et se mettre en œuvre sans une implication véritable des acteurs de la société civile. Au delà de la création des collectivités locales et régionales (communes, provinces, régions, etc..) et l'élection de leurs organes de gestion (délibérants et exécutifs), les processus de décentralisation visent une forte implication et responsabilisation des citoyens et leurs organisations locales dans la prise en main de leur destinée. Pour que la démocratie et le développement local soient profitables et durables, ils doivent prendre appui sur l’engagement des citoyens et la mobilisation de leurs initiatives et capacités afin de faire des potentialités locales le support de leur bien être.. Les organisations de la société civile doivent être les acteurs majeurs de tout ce processus en veillant à une forte implication de tous les acteurs dans la définition et la mise en œuvre des programmes et projets locaux de développement. Elles doivent aussi s’engager pour la promotion au niveau local de la redevabilité des élus et de la transparence de la gestion des affaires publiques, toutes choses difficile à faire dans nos pays qui sont encore dans la réalité trop centralisé.
2. Qu’est ce que la décentralisation a apporté au Mali en termes de gouvernance et de développement ?
Après une dizaine d’années de mise en œuvre, la réforme de décentralisation a d’une part donné un visage et une langue à la démocratie aux yeux des populations maliennes et d’autre part, aidé à rapprocher l’école, la santé et l’eau potable, bref le service public des populations. L’élection des conseillers, des maires et des présidents des collectivités territoriales décentralisées a beaucoup aidé à mettre l’administration au service des populations locales. Au Mali, le concept de la décentralisation a été traduit dans nos langues comme « le retour de l’administration à la maison ». Le maire est un parent ou un voisin qu’on connaît et que l’on peut aller voir ou interpellé plus facilement qu’un fonctionnaire de l'Etat envoyé de la Capitale. Pour les populations rurales cela a été une révolution. En ce qui concerne le développement, l’accès au service publique de base s’est beaucoup amélioré. L’école, les centres de santé, les points d’eau potable sont plus proches parce que les collectivités décentralisées ont beaucoup investie dans la réalisation des infrastructures et le recrutement du personnel. Cependant des efforts importants restent à faire dans le renforcement des capacités humaines et financières au niveau des collectivités décentralisées.
3. Où en sont les Etats africains dans les processus de décentralisation ? Quels sont les caractéristiques des différents processus africains ?
Depuis plus de deux décennies, en concomitance avec les processus d’installation des démocraties pluralistes, l’Afrique a été alertée sur la place centrale de l’échelon local dans les perspectives de développement durable. Des initiatives nouvelles et diverses de réformes ont été prises dans la plupart des pays. En fonction de son contexte propre, de son héritage institutionnel et surtout de ses ambitions de réforme, chaque pays s’est donné un modèle allant de la simple réforme administrative à une réforme politique de fond de l’Etat centralisé dans sa globalité. Si dans les pays à héritage institutionnel anglo-saxon (Ghana, Ouganda, etc..), l’option a été l’installation et la reconnaissance de pouvoirs locaux suffisamment responsabilisés et suffisamment dotés ; dans les pays francophones à la déconcentration administrative (représentation de l’Etat centrale à tous les échelons du territoire) héritée de la colonisation a été ajoutée une décentralisation avec des collectivités territoriales dotées de compétences et moyens limités sous la surveillance des représentants de l’Etat central (préfets et gouverneurs). D’où la complexité de la mise en œuvre et le coût élevé en ressources humaines et financières du modèle « francophone ». Il y a une superposition de deux administrations qui, au lieu d’être complémentaires deviennent très vite concurrentes pour les ressources financières. Cependant, la réforme a rencontré beaucoup d'enthousiasme auprès des populations dans tous les pays, mais aussi beaucoup de résistances au niveau des administrations et de la technocratie centrales. Les coopérations bilatérales et multilatérales, pour lesquels la reforma ouvre de nouvelles perspectives de meilleure efficacité de leurs appuis, ont soutenu chacun à sa façon. Cependant on observe, depuis quelques temps, que la dynamique lancée dans les années 1990 est entrain de s’essouffler en raison des multiples formes de résistance des bureaucraties centralisatrices et surtout de la baisse de la volonté politique des leaders politiques qui ne savent pas travailler dans la durée. Les réformes institutionnelles ne se décrètent pas, elles se construisent dans la durée ; il faut aussi qu’elles soient suffisamment consensuelles.
4. Quelles sont les conditions à réunir pour réussir la décentralisation ?
Comme je l’ai indiqué précédemment pour réussir le processus de décentralisation dans nos pays, à héritage centralisateur et jacobin, il faut avant tout une forte volonté politique et au plus haut niveau de l’appareil d’Etat. La réussite de la réforme passe aussi par une forte implication de tous les acteurs du pays. Je suis de ceux qui croient qu’il ne saurait exister un modèle universel de décentralisation qu’il s’agit de s’approprier. Même si les grands principes (la liberté administrative avec des compétences et des ressources propres, etc..) peuvent être universel, chaque pays dessinent son modèle et sa mise en œuvre selon son héritage, ses moyens et ses ambitions. Disons enfin que la démocratie pluraliste et la prise en compte et le respect de l’expression des diversités humaines et géographiques sont des conditions nécéssaires à la réussite de toute réforme de décentralisation.
5. Quelles sont les difficultés que le Mali a rencontrées dans le processus de décentralisation ?
La plus grande difficulté a été la crainte, sinon le refus du changement surtout de la part de l’élite politique et administrative qui voit dans la décentralisation de la gestion publique une menace pour l’unité du pays, mais en fait une crainte pour leurs prérogatives. Bien que le pays ait été légalement et territorialement décentralisé ; la gestion des affaires publiques est restée centralisée. Avec l’affaissement du portage politique à partir de 2002, suite à l’alternance au niveau de l’exécutif, la centralisation des moyens humains et financiers est demeurée et la déconcentration a pris le dessus sur la décentralisation. Malgré l’existence des collectivités locales, la fonction publique et la dépense publique sont restées centralisées. De nos jours encore, sur chaque 100 FCFA que l’Etat malien dépense sur le territoire, environ 90 FCFA sont encore dépensés par les seules administrations centrales. A ceci, il faut ajouter la mauvaise qualité des élus et les faibles capacités des agents administratifs des collectivités. Toutes ces difficultés sont à l’origine du mauvais fonctionnement des collectivités décentralisées et surtout des déceptions et frustrations qui sont en partie à l’origine de la grave crise qui est survenue en 2012.
6. Quels sont les défis actuels de la décentralisation au Mali, notamment au regard de la crise actuelle ?
Les Etats généraux de la décentralisation que le Président actuel a convoqué, un mois après son concert investiture, dans la perspective de la recherche de solutions à la crise, a résumé ces défis en deux grands points. Il s’agit de relancer la décentralisation à travers le renforcement de la communalisation et de l’approfondir par la régionalisation du développement territorial. Face aux défis anciens, qui sont toujours en cours, auxquels s’ajoutent de nouvelles menaces (les djihadistes, la propension du narcotrafic et la jeunesse désespérée) ; la gestion du territoire par des autorités de proximité responsabilisées pour l’accès adéquat des populations à un service public de qualité et surtout la promotion du développement des territoires pour la création de richesses et des emplois sont les défis auxquels il faut des réponses pertinentes et durables. Le Mali est confronté à une crise des territoires qu’il faut gérer en fonction des potentialités et surtout des spécificités de chaque territoire et des communautés qui y vivent. C’est pour cela que le seul cadre institutionnel qui donne de la place à l’expression et à la prise en compte des diversités tout en respectant l’unité de la nation reste la décentralisation de la gestion publique. La crise actuelle que vit le Mali doit engager le pays dans deux directions : l’approfondissement de la décentralisation pour un accès facile et adéquat des populations au service public, à un revenu adéquat et à un emploi surtout pour les jeunes (qui sont les nombreux) et la relance de l’intégration du Sahel et de l’Afrique de l’ouest pour la sécurité des personnes et leurs biens.

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